En moins de dix ans, la scène politique française a connu une mutation sismique avec notamment deux partis historiques, le Parti Socialiste et Les Républicains, passés de piliers du pouvoir à forces marginales. Depuis 2017, une recomposition brutale a redéfini le paysage politique hexagonal au gré des secousses électorales. Un « Big One » abordé sans complaisance par l’invité des « Conversations de l’Abbaye » et directeur du département Opinions à l’IFOP, Jérôme FOURQUET…
AUXERRE: « En ayant en tête l’idée que le pays est en train de changer comme jamais, il aurait été illusoire de penser que la vie politique et les comportements électoraux resteraient totalement immuables… ». C’est en 2017, explique Jérôme FOURQUET, que le sol politique français a tremblé comme jamais. Lors de cette présidentielle, le PS et LR, piliers du bipartisme à la française, sont balayés dès le premier tour. Une double élimination inédite : François FILLON, plombé par les affaires et des costumes trop larges, obtient péniblement 20 % et Benoît HAMON, figure fragile d’un PS exsangue, chute à 6 %. Inconnu du grand public trois ans plus tôt, surgi de nulle part, porté par « En Marche », une formation sans implantation locale, sans maillage militant, Emmanuel MACRON est élu président : « Il n’avait aucune chance ! Il n’a jamais été élu à la députation, ni maire, sans grand parti, sans une armée de militants derrière lui et pourtant, il est élu ! ». Emmanuel MACRON ou le cauchemar des instituts de sondage ! Un véritable séisme…
Jean LASSALE : l’incarnation de la France oubliée mais toujours vivante
Le contraste avec la présidentielle de 2012 est frappant. A l’époque, Nicolas SARKOZY et François HOLLANDE, représentants classiques de la droite et de la gauche, réunissaient à eux deux 56 % des suffrages exprimés. En 2022, dix ans plus tard, leurs partis n’en captent plus que 6,4 % via les candidatures d’Anne HIDALGO (1,7 %) et de Valérie PECRESSE (4,7 %). Cinquante points de pourcentage se sont évaporés, le « vieux monde » a implosé, même si subsistent quelques bastions anecdotiques : « dans le vieux Sud-Ouest radical socialiste, dans l’Aude, dans les Landes, mais à contrario, on a plus de 5 000 communes avec moins de 0,5 % pour HIDALGO ! On rigole, mais ce n’est pas beaucoup plus glorieux de l’autre côté avec 4,7 % ! ».
Sur ce champ de ruines, des figures improbables émergent, comme le Béarnais Jean LASSALLE : « à chaque fois que je parle de lui, tout le monde rigole, mais il fait quand même 3 % des voix, un million de suffrages, ce n’est pas rien. Et donc nous, à l’IFOP, quand on a un candidat un peu hors norme comme ça qui se présente, le premier réflexe, c'est de faire sa carte d'identité et donc, sa carte électorale… ».
Avec ses 3 % de voix aux dernières présidentielles, l’ancien député illustre une géographie du vote à la fois « poétique » et typée : rurale, montagnarde, périphérique et dotée d’un accent. Son électorat épouse les reliefs du Béarn et s’étend dans les vallées alpines ou corses, où altitude, identité régionale et défiance envers Paris résonnent avec son profil de berger et de maire, n’hésitant pas à pousser une chansonnette sur les bancs de l’Assemblée nationale ! Sa carte électorale, selon l’analyste, dessine une France oubliée, mais toujours vivante.
Dis-moi où tu habites, je te dirai pour qui tu votes…
Pendant ce temps, le duel MACRON/Le PEN s’impose comme le nouveau centre de gravité politique. En 2017 comme en 2022, les deux candidats s’affrontent au second tour et leurs votes respectifs dessinent deux France. Celle d’Emmanuel MACRON est urbaine, littorale, insérée dans la mondialisation : Paris, Lyon, Bordeaux, Rennes, Strasbourg, c’est la France « Triple A », celle des métropoles, des stations de ski, des vignobles et du tourisme haut de gamme.
A l’inverse, Marine Le PEN progresse dans les zones péri-urbaines, dans les arrière-pays délaissés, là où le sentiment d’abandon est fort. L’analyse du vote selon la distance aux grandes agglomérations est implacable : à moins de 10 km d’une ville-centre, l’ancienne patronne du RN plafonne à 16 %. Au-delà, elle grimpe à 28 %. Le seuil critique se déplace même d’élection en élection, à mesure que la périurbanisation gagne du terrain. Là où l’on s’éloigne pour acheter sa maison, là où la voiture devient indispensable, là où le sentiment de déclassement devient politique : « aujourd’hui, la géographie pèse dans le débat politique, c’est ce que nous appelons dans notre jargon, la dimension horizontale de l’espace… ».
Fracture géographique, ligne sociale et mémoire territoriale
Au premier tour de 2022, Emmanuel MACRON cartonne chez les cadres du privé avec 42 % des voix, là où Marine Le PEN capte le même score chez les ouvriers. Une polarisation socio-électorale de plus en plus nette, sur fond de double défiance : vis-à-vis des institutions pour les uns, vis-à-vis des marges pour les autres. Mais au-delà du statut social, c’est la trajectoire individuelle qui devient un marqueur électoral. L’IFOP a ainsi interrogé les Français sur leur perception de leur mobilité sociale : « ont-ils connu un déclassement, sont-ils restés stables ou ont-ils pris l’ascenseur ? ».
Avec pour résultat des électeurs votant massivement pour le RN qui estiment vivre moins bien que leurs parents, quand ceux qui ont gravi les échelons sociaux optent pour MACRON à 35 %, « une troisième dimension du vote apparaît, celle de la mémoire sociale… ». A laquelle se rajoute la dimension de la mémoire territoriale, explique Jérôme FOURQUET. En 1963, dans une France encore très industrialisée, les habitants du Nord et de la Lorraine se voyaient en « locomotive » économique du pays. Ceux du Sud-Ouest ou de la Bretagne, alors en pleine crise rurale, se percevant alors comme « en retard ». Cinquante ans plus tard, la carte s’est inversée : le « miracle » de l’Atlantique (tourisme, infrastructures, attractivité…) a fait basculer la façade Ouest dans le camp des régions « gagnantes », tandis que l’ancienne ceinture rouge du Nord-Est s’enfonce dans le doute et le ressentiment. Un grand chassé-croisé territorial générant des mutations politiques profondes : « il est dit dans la Bible que les derniers seront les premiers et inversement mais on a juste inversé les couleurs… ».
Avec l’exemple de la Bretagne qui de tradition, votait à gauche et soutient désormais Emmanuel MACRON, là où le Nord et la Lorraine, jadis bastions du PCF, ont viré massivement Rassemblement National.
Le « big-bang » électoral n’a pas juste déplacé les plaques tectoniques du vote, il a aussi refaçonné la géographie du pays. Aujourd’hui, une France de l’ombre, lointaine et anxieuse regarde une France « vitrine » connectée et protégée. Et entre les deux, plus de partis passerelle incarnant les aspirations d’avenir ou les colères du présent...
La politique française ne se lit plus en rouge et bleu mais en distances, en ressentis et en fractures. Des ressentis personnels façonnant désormais les choix politiques des électeurs au moment de passer dans l’isoloir, bien plus probants à leurs yeux que les professions de foi ou les programmes des candidats !
Dominique BERNERD